« Quid de la confiance en démocratie extrême ? », par Dominique SchnapperSociologue, Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), ancien membre du Conseil constitutionnel (2001 - 2010), membre du Conseil d’Orientation et Recherche du Trust Management Institute (TMI).
TMI a demandé à la sociologue Dominique Schnapper de joindre sa réflexion à la série d’entretiens sur le thème de la confiance.
En introduction de son analyse – largement inspirée d’un texte publié dans la revue Commentaire – un texte de Marcel Mauss, sociologue et « père de l’anthropologie française », consacré à la notion d’attente collective.

Ce texte de Marcel Mauss dit admirablement que, dans toute société, le fondement des échanges sociaux repose sur la confiance que les êtres humains s’accordent les uns aux autres, sur la confiance qu’ils manifestent à l’égard de leurs institutions, sur la confiance qu’ils ont ensemble dans l’avenir. Les enquêtes d’opinion montrent d’ailleurs régulièrement que la confiance entre les membres d’une société varie dans le même sens que leur confiance envers les institutions.
La confiance objective
même s’il pouvait la trouver injuste. »
L'argent et la démocratie
Ce n’est pas un hasard que ce soit à propos de la monnaie que Mauss a été amené à théoriser le rôle de la confiance dans la cohésion sociale. Celle-ci est un moyen de redistribuer les richesses, de libérer des dettes, de financer les travaux publics et d’assister les malheureux. Mais surtout et plus généralement d’assurer les échanges entre les personnes, de « maintenir la réciprocité des rapports sociaux sur le plan de la justice » (Aristote). À propos du miracle hollandais du XVIIe siècle, Sir William Temple avait déjà fait écho à cette réflexion : « Comme il est impossible que le commerce puisse subsister sans la confiance entre les particuliers, il est aussi impossible qu’il puisse fleurir et devenir considérable sans la confiance et la sûreté publiques et sans une confiance au gouvernement qui consiste dans l’opinion que l’on a de sa force, de sa sagesse et de sa justice » (Cité par Alain Peyrefitte, La société de confiance, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 145). Nous sommes aujourd’hui sensibles à l’effet séparateur et aliénant de la circulation monétaire et nous risquons d’oublier que l’argent créé un lien extrêmement fort entre les membres d’une même sphère économique. L’existence de tout homme est aujourd’hui dépendante de « cent liaisons » (Simmel), tissant entre tous ces liens objectifs que suscite la division du travail.
sociaux dans le droit
et les institutions. »
Plus l’économie devient immatérielle, moins elle consiste à produire et à échanger des biens matériels et des services concrets et immédiats, plus les échanges deviennent abstraits, plus ils reposent sur la confiance des acteurs sociaux dans le droit et les institutions. L’organisation économique suppose de moins en moins de stocks d’objets et de plus en plus de circuits et de calculs informatiques. On peut déplorer que ces échanges, par leur abstraction, limitent les relations entre les personnes, mais il n’en reste pas moins que la vie économique repose sur une forme de confiance implicite dans cet échangeur universel qu’est l’argent devenu de plus en plus fiduciaire, le terme est significatif. Dans le passé, le papier a remplacé les pièces de métal, aujourd’hui l’informatique prend la place des billets de banque ou des chèques.
Il est vrai que l’économie financière est devenue d’une complexité que seuls les plus distingués des polytechniciens comprennent éventuellement, elle risque, plus que l’économie du troc, d’être « trahie », des événements récents nous l’ont brutalement rappelé et la dénonciation des bulles spéculatives ne manque pas de bons arguments. Le retour au concret peut être douloureux, il a été douloureux. Les « infractions » possibles à la confiance réciproque qui permet de faire société pour adopter un vocabulaire plus moderne, Mauss le disait déjà, comprennent bien les « krachs en matière économique ».
Ni les pratiques de la vie économique ni la légitimité du politique, c’est-à-dire de l’ordre social, ne pourraient se maintenir s’il n’existait pas un minimum de confiance entre les hommes et si les hommes ne manifestaient pas un minimum de confiance objective dans les institutions. C’est sur l’établissement de la confiance, ou trust, entre le peuple et l’autorité politique que Locke faisait reposer le passage de l’état de nature à la société civile. Les rois, les ministres et les assemblées élues n’étaient, pour lui comme pour nous, que les dépositaires de la confiance provisoire que leur avait accordée le peuple. La démocratie, comme l’économie de marché, repose sur la confiance à l’intérieur comme à l’extérieur.
De la confiance objective au sentiment de confiance
Si le sentiment de confiance – ou confiance subjective - semble souvent faire défaut aujourd’hui, son érosion est révélatrice de l’une des tensions majeures de l’ordre d’une démocratie, la nôtre, qui est devenue, selon le mot que j’emprunte à Montesquieu, « extrême ». Comment en formuler les termes ?
Tension de la société démocratique
D’un côté, l’individu démocratique, source de la légitimité politique parce qu’il est citoyen, accepte mal de respecter les institutions en tant que telles, il admet difficilement qu’elles doivent être respectées parce qu’elles nous ont été transmises par les générations précédentes. Il admet difficilement que le respect des procédures légales donne leur légitimité aux institutions et aux décisions politiques. L’homo democraticus entend soumettre les unes et les autres à sa critique. Il se donne le droit de manifester son authenticité et sa personnalité irréductibles à toute autre, donc à tout juger par lui-même. L’argument de la tradition ou de la légalité n’est plus considéré comme légitime. Les sociologues observent le déclin de toute institution.
Il ne s’agit pas seulement de la recherche scientifique et de sa spécialisation accrue. Les informations que transmettent les journalistes ne sont pas contrôlées par leur propre jugement et reposent sur la confiance qu’ils font à d’autres qui sont peut-être inégalement dignes de cette confiance. Le progrès scientifico-technique rend l’organisation de la vie quotidienne rapidement obsolète et dépasse les capacités de compréhension de la majorité d’entre nous. Le développement de la démocratie providentielle, d’autre part, est une autre source de complexité, elle multiplie les catégories et les dispositions législatives et administratives pour tenir compte des cas individuels et des circonstances particulières. En sorte que nous dépendons plus que jamais étroitement des autres – de ceux qui maîtrisent la technique de nos ordinateurs et de notre déclaration fiscale, de ceux qui peuvent préciser nos droits à obtenir des aides ou des subventions, de ceux qui ont un avis fondé sur l’évolution du climat et sur le destin de la planète ; alors que nous ne cessons d’affirmer notre irréductible individualité et notre droit absolu à l’autonomie intellectuelle. Contradiction à n’en pas douter. Ou « dissonance cognitive » pour parler dans les termes des psychologues sociaux.
Des positions extrêmes
Le citoyen de la démocratie
Cela est d’autant plus difficile que la transparence de la vie publique est une exigence démocratique, les gouvernants doivent rester sous le contrôle des citoyens. Or, la transparence accrue de la vie politique a son effet pervers, elle a affaibli le caractère sacré du pouvoir qu’entretenait le secret qui entourait le monarque. Nos récents présidents de la République aujourd’hui ont perdu de leur mystère. Ils n’ont pas le mystère, parfois douteux, de François Mitterrand ; ils ont perdu l’aspiration au sacré du pouvoir incarné par le général de Gaulle. Ce n’est pas seulement du à leur personnalité, mais aux exigences des temps. La transparence, qu’il s’agisse des politiques, des grands entrepreneurs ou des grands commis de l’Etat, nourrit plutôt la méfiance que la confiance. Tous les êtres humains sont faillibles. Il n’est pas sûr qu’en les connaissant mieux on leur fasse une plus grande confiance. On peut même se demander si ce n’est pas l’inverse. La méfiance est souvent fondée.
La Raison critique
Pourtant la seule voie qui soit conforme à la vocation de la connaissance scientifique et aux idéaux de la démocratie, la seule à laquelle nous puissions faire une confiance critique, c’est bien celle de la Raison. Elle refuse le relativisme absolu et l’idée que tout se vaut. Elle affirme que la recherche patiente, modeste, fondée sur le travail et la réflexion permet d’atteindre non pas une Vérité transcendantale que nos sociétés laissent à la liberté de chacun, mais des vérités scientifiques, c’est-à-dire partielles et provisoires, mais qui ont fondé le développement de la connaissance rationnelle. Il existe bien une forme de vérité, celle qui naît de la recherche lente, prudente et cumulative qui finit par entraîner, par corrections successives, l’accord de la majorité des savants. C’est la terre qui tourne autour du soleil et non l’inverse, les plus hostiles se sont ralliés, même si ce fut tardivement, à cette vérité. Il est vrai que les combats ne sont jamais définitivement gagnés et que le « créationisme » est encore parfois enseigné comme une option scientifique parmi d’autres, mais personne ne prétend plus que la terre soit plate et immobile. Plus modestement, les sociologues ont montré, par exemple, qu’il ne suffit pas de mettre en présence des populations différentes pour que les phénomènes d’exclusion et de stigmatisation de l’autre, justifiés par des arguments divers, raciaux, ethniques ou sociaux, s’évanouissent par miracle. Même les économistes volontiers critiqués ces derniers temps ont empêché, par leurs connaissances historiques, que certaines des erreurs commises par les gouvernants au cours de la crise de 1929 se répètent en 2008, en prônant le sauvetage des banques et le refus du protectionnisme. Les médecins ont éradiqué nombre de maladies qui ont décimé la population au cours des siècles passés. Dans tous les cas, la reconnaissance et l’explication de la source des erreurs commises devrait démontrer le sérieux de l’entreprise de connaissance. C’est bien parce que le Groupe d’International des Experts sur le Climat (GIEC) a reconnu avoir fait des erreurs dont il a expliqué l’origine qu’il devrait nous inspirer confiance. Les données scientifiques sont falsifiables ou ne sont pas scientifiques.
Il faut refuser le relativisme absolu qui aboutit à mettre sur le même plan les opinions ou les sentiments personnels et les résultats cumulatifs de la recherche et de la connaissance rationnelle. Il faut refuser l’adhésion sans critique et les passions non contrôlées. Mais comment faire ? L’homme ne vit pas que de raison et il n’est pas raisonnable, nous le savons depuis longtemps. La Raison critique, on peut l’observer, ne répond qu’imparfaitement aux besoins des hommes qui s’interrogent sur leur destin personnel et collectif et qui ont besoin de trouver un sens au mal, au malheur et à la mort dont ils font inévitablement l’expérience. Quand aucun Dieu ne vient dicter ce sens aux âmes malheureuses, on comprend qu’elles aient besoin de faire confiance non pas aux « pisse-froids » de la critique rationnelle, mais aux prophètes de toutes espèces qui suscitent leur confiance en leur promettant des lendemains qui chantent.
La morale démocratique
Qui peut encore dire ce qu’est la morale et à qui nous pouvons faire confiance pour nous guider dans les choix de notre existence ? Les Eglises établies ne s’adressent plus qu’à leurs fidèles et même les catholiques convaincus ne manquent pas de critiquer leur chef et d’interpréter ses ordres selon leur propre appréciation. Ceux qui admiraient la personne de Jean-Paul II n’obéissaient pas pour autant aux ordres du chef de l’Eglise. Longtemps les médecins admirés pour être ceux qui toujours soulagent et assistent et, parfois, guérissent leurs patients ont bénéficié de la confiance des malades, c’est-à-dire de nous tous. Leurs clients aujourd’hui contrôlent par l’intermédiaire d’Internet leurs diagnostics et leurs ordonnances et banalisent leur savoir et leur expérience. L’affaire du sang contaminé qui a révélé que certains d’entre eux n’échappaient pas plus que les autres aux faiblesses des hommes, qu’ils étaient parfois plus menés par leurs intérêts financiers, personnels ou institutionnels, que par leur générosité a ruiné cette confiance, sans doute pour longtemps. Celles qu’on appelait, selon un terme devenu ironique et qui était pourtant très beau, les « bonnes sœurs » nous ont abandonnés dans les hôpitaux, elles sont remplacées par des agents de l’Etat providence, peut-être plus compétents, mais légitimement soucieux de leur vie personnelle. Quant aux travailleurs sociaux, ils sont souvent réduits aux rôles de fonctionnaires, appliquant les dispositions juridiques et administratives de l’Etat providence que les bénéficiaires ont tendance à juger tatillonnes. A qui pouvons-nous faire confiance si les politiques sont inférieurs à ce que nous attendons et si les hommes et les femmes qui avaient pour mission ou pour vocation pour nous aider à vivre – les enseignants, les prêtres, les soignants, les travailleurs sociaux - sont devenus de simples agents de l’Etat providentiel ? Ni les religieux, ni les biologistes, ni les philosophes de talent réunis dans le Comité national d’éthique ne prétendent dicter leurs comportements aux autres ni dire le bien de manière absolue. De fait, la confiance que nous leur faisons est relative.
Conclusion : dépendance objective et défiance ?
Mais la dépendance sans cesse accrue qui nous unit aux autres est objective et abstraite. La confiance subjective ne suit pas la confiance objective dans les instruments de la vie politique et économique. Les individus démocratiques qui entendent exercer leur pleine autonomie intellectuelle et juger de tout par eux-mêmes sont devenus essentiellement méfiants à l’égard des autres et des institutions. En qui, en quoi avoir confiance ? La confiance subjective ne se décrète pas.
La société moderne repose sur la confiance objective et les liens entre les individus grâce à l’abstraction des relations politiques et économiques, le droit, l’argent, les institutions. Mais les relations directes entre les personnes ne sauraient être oubliées qui demeurent au cœur de la vie humaine dans des sociétés sans transcendance. La confiance totale qui peut s’établir entre les individus conduits à collaborer d’une manière ou d’une autre est la seule relation qui donne du sens à l’existence humaine. C’est, dans tous les domaines de notre vie, ce que nous devons créer et maintenir.